Entretien avec l’amiral Prazuck, chef d’état-major de la Marine nationale

A la tête de la flotte française depuis juillet 2016, l’amiral Christophe Prazuck a accordé un long entretien à Mer et Marine. Avec le chef d’état-major de la Marine nationale, nous faisons le point sur le renouvellement des moyens, les programmes et évolutions technologiques à venir, comme les drones, les nouvelles menaces auxquelles la France et ses intérêts maritimes son confrontés, ou encore la problématique du recrutement et de la fidélisation des marins.

MER ET MARINE : Pendant de nombreuses années, la Marine nationale n’a connu que la décrue de ses effectifs et de sa flotte, tout en disposant de matériels vieillissants. Aujourd’hui, la situation a bien changé. Diriez-vous que la France possède, ou est en passe de posséder, l’une des meilleures marines de son histoire ? Comment se place-t-elle sur l’échiquier international ?

AMIRAL PRAZUCK : Nous construisons une belle marine, constituée de navires très performants servis par des marins très affûtés. Je constate sa pertinence opérationnelle, de l’action de l’Etat en mer à la dissuasion, ainsi que son haut niveau qualitatif. Il y a moins d’une poignée de marines qui mettent en œuvre une dissuasion océanique complète, et moins encore des porte-avions à catapultes et brins d’arrêt.

Depuis des décennies, nous avons subi une pression sur l’outil de défense mais, contrairement par exemple aux Britanniques qui ont abandonné un temps leur patrouille maritime, la France a choisi le maintien d’un modèle complet. Même si une capacité était unique, nous avons entretenu les compétences. Même si les gens n’étaient pas nombreux nous les avons gardés et même si cela paraissait échantillonnaire cela a constitué autant de noyaux qui nous permettent maintenant de nous redévelopper quantitativement et qualitativement de manière cohérente.

La loi de programmation militaire voulue par le Président de la République, construite et défendue par la Ministre des Armées Florence Parly, confirme le renouvellement de tous les moyens dans le cadre d’un effort prolongé. Nos unités anciennes sont remplacées par des moyens de pointe, par ce qui se fait de mieux. Nos bateaux sont très réussis, à l’image des FREMM qui ont notamment des performances anti-sous-marines inégalées, je note aussi les prouesses humaines de nos opérateurs commandos et un groupe aéronaval reconnu, auquel se joignent nos alliés avec enthousiasme. Par les effets de la géographie et de la volonté,  notre marine est présente sur chaque mer,  des banquises australes et septentrionales à la mer de Chine méridionale, d’Ormuz aux eaux guyanaises et au golfe de Gascogne.

Comment ont évolué les missions ces dernières années ? A quelles nouvelles menaces la France et ses espaces maritimes sont confrontés ?

Ces menaces sont parfaitement décrites dans la revue stratégique : le terrorisme nomadisé et l’affirmation décomplexée des Etats-puissances. Depuis 20 ans les crises mutent et se transportent, vers les Balkans, le Liban, la Somalie, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie… Cela requiert une capacité à se déplacer et des outils militaires de haute valeur à même de nous donner l’avantage. La mobilité stratégique est un atout essentiel face au terrorisme nomade.

Dans le même temps, la mer est un terrain particulièrement favorable à l’expression des Etats-puissances car il n’y a dans cet espace pas ou peu de contraintes juridiques, d’attention médiatique et de dommages collatéraux.

Et puis il y a les menaces sur l’environnement et les ressources de nos espaces maritimes, des cyclones au pillage halieutique, avec des contestations de souveraineté à la clef.

Il faut aussi tenir compte du développement des cyberattaques, au moment même où les forces armées travaillent de plus en plus en réseau avec la perspective de pouvoir mener à terme des engagements collaboratifs…

Nous faisons en effet face à de nouveaux défis cyber, qui peuvent à la fois constituer une vulnérabilité pour nos unités anciennes, et un atout en général pour les forces navales qui savent combattre « en autonomie ».

Pour ce qui est du collaboratif, nous y travaillons en effet avec d’abord la veille collaborative, que nous allons mettre en place sur les FREMM. L’objectif est d’obtenir une image unique construite à partir des radars de plusieurs plateformes. De là, on pourrait effectivement, en cas de menace, choisir une arme sur une autre plateforme et réaliser alors un engagement coopératif. Mais ça, c’est une vision purement technique et de temps de paix ! Elle se confronte à notre expérience réelle, qui est celle de missions dans des environnements où le brouillage peut entrainer l’interruption des communications, où l’adversaire cherche à nous dénier l’information. Nous nous entrainons d’ailleurs à évoluer dans des zones de fort brouillage, une situation banale et quotidienne en Méditerranée orientale par exemple.

Dans cet environnement, disposer d’un système distribué et collaboratif, un « nuage », permet d’être plus efficace et agile, pour autant que nous conservions des noyaux d’intelligence autonomes si jamais le nuage se dissipe. De plus, dans certaines circonstances, il faut être discret et l’échange maximal d’informations entre des unités présentes dans une zone ne s’y prête pas. Il faut donc toujours savoir travailler de manière autonome.

Comment la Marine nationale peut défendre les intérêts nationaux face à des puissances aux effectifs sensiblement plus nombreux et même à des pays plus modestes mais de mieux en mieux équipés ?

Le général de Gaulle disait « l’indépendance n’exige pas une puissance illimitée, elle exige […] un pouvoir ferme, une défense nationale autonome… ». C’est ainsi que nous mettons en œuvre la composante océanique et que nous contribuons à la composante aéroportée de notre dissuasion nucléaire. En cultivant aussi un réseau d’alliés européens, atlantiques et de partenaires stratégiques plus lointains comme les Emirats Arabes Unis, l’Inde, l’Australie, le Japon…La marine doit également être présente, déployée. Car être de mieux en mieux équipé ne suffit pas à caractériser une marine efficace, il faut aussi être bien entrainé, bien commandé et bien soutenu, expérimenté et familier des théâtres où l’on a des chances d’être déployés sous faible préavis.

L’entrainement, justement, a été renforcé. C’est réellement un aspect fondamental ?

Oui, car avoir une marine de combat dépend notamment de la manière dont on s’entraine, par exemple pour s’inspirer des situations actuelles, sous menace cyber ou en complète autonomie. Nous augmentons donc l’effort sur l’entrainement et nous menons des simulations de situations de crise (wargames) avec nos alliés les plus avertis dans ce domaine. Nous réfléchissons à la manière de décliner cela, comment cela impactera la doctrine ou l’évolution des équipements et de l’entraînement.

L’Europe est-elle toujours une solution ? La coopération navale au sein de l’UE monte-elle en puissance ?

Lors des quatre derniers déploiements du GAN, il y avait à chaque fois des frégates européennes. Lors du dernier, c’était même la moitié de l’escorte. Nous devons rééditer ces déploiements qui illustrent bien la qualité d’aimant que peut jouer le porte-avions. Il est puissant et très exigeant sur l’adaptabilité et les performances de son escorte.

Alors que la France vient de prendre le commandement de l’EUROMARFOR, qui permet de renforcer la coopération avec les trois autres pays membres, l’Espagne, l’Italie et le Portugal, nous travaillons avec nos partenaires britanniques et néerlandais à une réponse coordonnée aux futures catastrophes naturelles dans la zone Antilles, avec un PC multinational à Curaçao. Concrètement, après le passage de l’ouragan Dorian aux Bahamas, un détachement des Forces Armées aux Antilles a été projeté sur un bâtiment néerlandais, le Johann de Witt.

C’est grâce à des projets concrets, qui montrent une utilité pratique, avec des coalitions sur mesure que nous faisons progresser cette coopération navale au sein de l’Europe.

C’est également le cas dans le domaine capacitaire : d’ores et déjà, la moitié de nos frégates sont de conception européenne (Horizon et FREMM), ainsi que notre principal hélicoptère d’armes, le NH90 Caïman. Les futurs bâtiments ravitailleurs, les futurs systèmes de drones de lutte contre les mines seront également européens.

Les Outre-mer ont été longtemps les parents pauvres du renouvellement de la flotte. Un effort significatif a été engagé pour remédier à cette situation. Ou en est-on ? Alors que les frégates de surveillance arriveront en fin de vie à la fin de la prochaine décennie, faudra-t-il à votre avis prévoir, compte tenu de l’évolution des menaces, de stationner à l’avenir des unités plus armées dans les territoires ultramarins ?

La commande accélérée du patrouilleur La Combattante pour la Martinique est un double signal d’intérêt pour les outremers et d’agilité dans les processus d’acquisition. L’inscription du programme des Patrouilleurs d’Outre-Mer (POM) dans la LPM assoit cet effort sur le long terme.

Les Outre-mer sont très divers en termes de menaces, d’enjeux stratégiques, d’élongations depuis la métropole. Aujourd’hui, l’effort principal consiste à renouveler les moyens ultramarins pour retrouver toutes les capacités nécessaires. S’agissant des bâtiments, leur premier rôle est de remplir les missions de l’Action de l’Etat en Mer (AEM) dans nos ZEE comme des missions de renseignement, de présence et de coopération avec nos nombreux alliés dans la zone. Ce qui compte au premier ordre, c’est le caractère militaire du navire, qui porte la souveraineté nationale et affirme la volonté de l’Etat de faire respecter le droit international en mer. Par ailleurs, les déploiements réguliers de bâtiments de combat permettent de participer à des exercices de plus grande ampleur ou d’accomplir des missions de renseignements dans des zones où leur système d’armes est utile.

Les principales unités basées Outre-mer sont les six frégates de surveillance du type Floréal, mises en service au début des années 90. Il y a un projet franco-italien pour assurer la succession de ces bâtiments et de patrouilleurs hauturiers de la Marina militare. Où en est-on ?

Nous travaillons en effet sur le principe d’une coopération avec l’Italie, mais c’est un projet encore lointain pour la France, au-delà de 2030.

Comment voyez-vous ces frégates de surveillance de nouvelle génération ? Quelles seraient leurs capacités ? Seront-elles, comme l’étaient initialement les Floréal, équipées de systèmes plus offensifs que ce dont vous disposez aujourd’hui ?

Il nous faudra d’abord quelque chose d’endurant, qui reste longtemps à la mer. La question est de savoir ce qu’il y aura autour de ces bateaux. Je pense d’abord à la possibilité de mettre en œuvre des forces spéciales, un hélicoptère et des drones, complétant les moyens de surveillance et de communication. Pour l’armement, le système de combat principal de ces bateaux, c’est d’abord leur pavillon, sous lequel naviguent aussi des frégates de premier rang, des sous-marins et un porte-avions. C’est tout cela qu’il y a derrière chacun de nos bateaux, même les moins armés.

Globalement, il faut différencier nos moyens et déterminer quelles sont les urgences et priorités. Pour l’Outre-mer, il faut assurer les missions de souveraineté, faire face aux catastrophes climatiques et, de temps en temps, être en mesure de conduire une opération « coup de poing » contre des trafics ou des activités illicites.

Le risque accru en matière de catastrophes naturelles ne demande-t-il pas de muscler le dispositif naval dans certains territoires ultramarins ?

Le premier de ces moyens c’est la coopération internationale, comme nous le faisons notamment avec les Pays-Bas et le Royaume-Uni aux Antilles. Ensuite c’est la présence de moyens capables d’une intervention quasi-immédiate mais limitée. Enfin c’est la projection depuis la métropole de moyens lourds et donc rares.

Parmi les grandes menaces régulièrement évoquées, la prolifération des sous-marins est souvent avancée. Qu’en est-il ?

D’un côté du spectre, nous observons un réinvestissement continu des grandes puissances, à commencer par la Russie, dans les sous-marins nucléaires. Ils sont plus nombreux, plus rapides, plus silencieux, et ils sont déployés plus fréquemment et plus loin de leurs bases.

De l’autre, nous avons une prolifération de sous-marins classiques chez des puissances régionales, y compris de second rang. Ce ne sont ni les mêmes capacités ni les mêmes menaces que les sous-marins nucléaires ; mais néanmoins, ils sont modernes, silencieux et dotés de capacités naguère réservées aux grandes marines océaniques, comme les missiles de croisière.

Face à cette menace, deux enjeux pour nous : poursuivre la modernisation de nos moyens ASM (frégates, hélicoptères, PATMAR), qui sont, qualitativement, au meilleur niveau. Il faut aussi renforcer la collaboration avec nos alliés les plus proches dans ce domaine pour continuer à améliorer notre efficacité opérationnelle, ensemble.

Vous avez assisté en juillet à la cérémonie de lancement du Suffren, le premier des six nouveaux SNA du type Barracuda. Quel est votre sentiment sur ce bâtiment ? Sachant que le programme a connu trois ans de retard, êtes-vous confiant quant à une admission au service actif de ce sous-marin dans les deux à trois ans ?

Il s’agit de remplacer entre aujourd’hui et 2030 des sous-marins, les Rubis, en service depuis bientôt 40 ans. La modernisation des SNA permettra de conserver une supériorité opérationnelle sous l’eau, gage indispensable de l’invulnérabilité des SNLE. Les Barracuda possèderont également des capacités nouvelles au profit des forces spéciales et avec l’emploi du missile de croisière naval, qui changeront la donne dans le spectre d’emploi de la marine.

Depuis deux ans et la mise en place d’une organisation dédiée, aucun retard supplémentaire n’est intervenu. La mise à l’eau du Suffren est conforme au planning, ses premiers essais à la mer sont prévus au premier semestre 2020, son arrivée à Toulon mi-2020 et son admission au service actif en 2021.

Vous avez récemment mis en place un nouveau plan baptisé Mercator. Quelles sont les grandes priorités ? 

Les grands axes : une marine d’emploi, une marine de combat, une marine en pointe, une marine qui compte sur chaque marin. Avec sous-jacent, pour la partie RH, une politique de recrutement dynamique et une fidélisation attentive des marins, notamment les officiers mariniers de certaines spécialités critiques. La LPM « à hauteur d’homme » voulue par madame Parly répond à un besoin que j’estime existentiel pour la Marine.

Pour l’année à venir, les grands chantiers qui nous attendent sont notamment un nouveau déploiement du GAN en Méditerranée et en Atlantique, avec une participation européenne accrue ; le commandement bilatéral, avec les Britanniques, de la Combined Task Force 150 dans le nord de l’océan Indien. Nous aurons aussi le début de la phase II du programme FREMM, avec l’armement de l’Alsace à Lorient, le passage des deux premières FREMM et du premier PSP à un double équipage, ainsi que le lancement de la construction de la première FDI à Lorient.

Dans le cadre de la LPM, vous avez obtenu une réévaluation du format de certains moyens, comme les patrouilleurs et le nombre d’Atlantique 2 modernisés. Vous souhaitiez également un retour du nombre de frégates de premier rang à 18, mais il a été maintenu à 15. Pensez-vous toujours qu’il faut quelques frégates supplémentaires ?

Les tensions internationales croissantes, les menaces sur les routes maritimes, le besoin d’autonomie d’appréciation de situation, nous placent tous les jours en situation de privilégier une mission par rapport à une autre. C’est le symptôme d’une flotte conçue au plus juste, voire en-dessous du plus juste. Mais une haie après l’autre. Pour l’heure, il faut se concentrer sur la LPM, toute la LPM, rien que la LPM. La cadence de production de nos frégates est fixée jusqu’au milieu des années 2025, c’est-à-dire au-delà de la LPM en cours. Votre question, quelle qu’en soit la réponse, sera abordée lors des travaux de préparation de la prochaine LPM, vers 2023-2024

D’ici là, nous aurons eu un premier retour d’expérience sur les gains opérationnels apportés par le doublement d’équipages des FREMM, et sur l’avancement du programme FDI.

Vous souhaitez voir tous les bâtiments équipés dans les années qui viennent de drones, évoquant un parc d’un millier d’engins. Pouvez-vous nous en dire un peu plus. De quels types de machines s’agit-il ? Certains bâtiments/unités sont-ils déjà équipés ?

J’ai aujourd’hui cinquante appareils, dont aucun n’est encore opérationnel. Ils sont tous en expérimentation, dont beaucoup au sein de la force maritime des fusiliers marins et commandos (FORFUSCO).

Mon objectif, vous le savez, c’est de disposer d’un drone par bateau en 2030 – petit bateau,  petit drone; gros bateau, gros drone.

J’estime donc qu’en 2030, dans la Marine, il y aura environ un millier de drones : 900 drones aériens pour équiper les bateaux, les bases à terre, les sémaphores, les fusiliers et commandos ; une cinquantaine de drones de surface pour la surveillance, la guerre des mines et la surveillance de l’environnement et pour les mêmes objectifs une bonne centaine de gliders sous-marins, des planeurs sous-marins que nous avons déjà testés sur frégate.

En équipant nos patrouilleurs de petits drones, j’espère multiplier par un chiffre compris entre six et dix la surface couverte annuellement par nos moyens. Et permettre ainsi à nos bâtiments, même dépourvus d’hélicoptère, d’être toujours positionnés sur la bonne zone, qu’il s’agisse d’agir, de prévenir voire juste d’occuper l’espace maritime afin de dissuader.

Comment financer l’acquisition de tous ces engins ?

Il y a de grands programmes, comme le SDAM, aujourd’hui prévu pour 2028 mais que j’espère voir arriver avant, et il y aura surtout une multitude de petits drones qui n’entrent pas dans la LPM mais peuvent être acquis dans le cadre des AOA (autres opérations d’armement, ndlr). Nous ne cherchons pas à avoir des choses compliquées et coûteuses, je veux que le drone devienne un objet banal, qu’il ne soit pas géré par un pilote très longuement formé mais par le bosco (manœuvrier, nldr) ou le timonier . Il faudra seulement un peu de formation et des procédures adaptées.

Il se dit qu’une partie du programme AVSIMAR pourrait être remplacée par des drones de surveillance à grand rayon d’action ? Est-ce bien une possibilité ou souhaitez-vous le maintien d’une composante d’une douzaine d’avions de surveillance maritime et, en plus, des engins sans pilote ?

Parmi les drones aériens que je viens de citer, il y aura des petits drones mais aussi des drones de moyenne altitude et longue endurance (MALE). En mesure de voler de longues heures, ils pourront compléter au meilleur coût la capacité de recueil de l’information de nos avions de patrouille et de surveillance maritime, et de nos hélicoptères, en veillant à l’équilibre entre équipements habités (intervention, réaction immédiate, pouvoirs juridiques) et non habités (coût, endurance).

Comme les véhicules électriques, les drones font des progrès à grand pas que nous suivons précisément. Avec les satellites et l’intelligence artificielle, on accroit globalement notre couverture sans céder à l’illusion dangereuse que nous pouvons tout voir, tout le temps. Les programmes qui sont lancés, même s’ils n’augmentent pas le nombre de moyens présents outre-mer, vont augmenter nos moyens de surveillance et d’action et seront à la hauteur des enjeux de la surveillance de nos ZEE.

Vous intéressez-vous aussi aux concepts de pseudo-satellites comme le HAPS d’Airbus ou le Stratobus de Thales ?

Oui, les pseudo-satellites présentent comme grand intérêt leur autonomie et leur couverture, ils peuvent servir à la surveillance et la récupération de tous les AIS sur une vaste zone, servir de relais discrets de télécommunications… Comme d’autres engins nouveaux, nous aimerions les tester pour que des concepts et de nouvelles idées germent.

Des questions se posent quant à l’autoprotection des navires, en particulier contre des attaques asymétriques et l’arrivée de missiles antinavire supersoniques voire de missiles balistiques à capacité antinavire. Comment réagir ? Qu’en est-il des nouveaux standards d’autoprotection ?

S’agissant de l’asymétrique, ce n’est pas une nouvelle. Cette menace a fait irruption au moment de l’attaque contre l’USS Cole en 2000. Nos bâtiments, nos procédures, nos équipages vivent quotidiennement avec cette réalité en escale dans de nombreux ports et en navigation côtière à proximité des côtes, par exemple lors des transits à travers le détroit de Bab-el-Mandeb en 2018.

Comme pour la menace cyber, nous adaptons les générations de bâtiments actuels, alors que les prochaines générations seront conçues dès l’origine pour faire face à cette menace : tourelleaux télé-opérés, veille optique et infra-rouge 360°… Ce que je veux d’abord, c’est repérer loin une menace asymétrique et disposer d’un pouvoir d’arrêt à distance de cette menace.

Pour ce qui est des prochaines générations de missiles antinavires auxquels nous devrons faire face, je note d’abord que les menaces sont réelles comme on peut le voir sur certains théâtres d’opération, comme en Méditerranée orientale. Je constate que nos capacités sont aujourd’hui au meilleur niveau, à l’image de la cible supersonique interceptée par un missile Aster 15 de la frégate Bretagne lors de l’exercice Formidable Shield. Mais il nous faudra nous adapter aux menaces futures, c’est tout l’enjeu des radars plaque, de l’évolution des systèmes de combat et de missiles intercepteurs adaptés. Et, bien sûr, nous devons nous-même penser aux missiles antinavires du futur : c’est l’objet du programme FR/UK FMAN-FMC.

En dehors des frégates de premier rang, comment assurer l’autoprotection des autres bâtiments contre de telles menaces ?

A un moment on ne saura pas arrêter un missile supersonique depuis un patrouilleur ! Il faudra faire escorter nos bateaux précieux qui ne sont pas équipés de moyens d’autodéfense comme l’Aster, par nos unités anti-aériennes ou celles de nos alliés, ce qui se pratique déjà.

La Marine nationale a-t-elle des souhaits ou a-t-elle préconisé des capacités ou caractéristiques qui lui semblent essentielles concernant le projet de nouveau(x) porte-avions ?

Voici le cheminement de nos réflexions : le point d’entrée c’est que pour conduire les opérations de demain, le GAN devra mettre en œuvre toutes les composantes du SCAF, qu’il s’agisse du NGF ou des autres systèmes dronisés qui en font partie. L’un des éléments dimensionnant pour le porte-avions est bien sûr le poids et la taille de l’aéronef piloté qui compose le SCAF. Puis sa compatibilité avec les catapultes électromagnétiques EMALS, qui dictent en partie la géométrie du pont d’envol et les besoins en énergie et donc en partie le type de propulsion (nucléaire vapeur, ou conventionnel / électrique). Ensuite d’étudier les scénarios que nous devons affronter, et donc quelle taille de pont et de hangar pour garantir que nous mettons en œuvre le nombre adapté d’aéronefs. Il en découlera les ordres de grandeur de la puissance totale de la propulsion et du tonnage du bateau.

En matière de ressources humaines, quelles sont vos priorités ? Comment la marine s’adapte-t-elle à l’arrivée d’une nouvelle génération de jeunes aux attentes et exigences différentes de celles de leurs aînés ?

J’ai une priorité : l’attractivité. L’attractivité au recrutement, l’attractivité tout au long de la carrière, l’attractivité au moment de la reconversion.

D’abord, je ne partage pas du tout les poncifs courants sur cette nouvelle génération : je trouve nos jeunes recrues particulièrement motivées, en quête de sens, d’un cadre, d’engagement collectif et de liens amicaux profonds. C’est ce qu’ils trouvent en rentrant dans la marine.

Ensuite, trois adaptations nécessaires :

Elargir le vivier de recrutement face à la raréfaction des compétences techniques et à la concurrence accrue du monde civil, notamment vers les femmes. Le plan « mixité » de la Ministre est pour moi, concrètement, un puissant outil de recrutement et de fidélisation des compétences.

Repenser l’équilibre contrat /carrière, quand la sécurité de l’emploi n’est plus à leurs yeux un avantage décisif.

Améliorer les conditions d’exercice du métier, c’est-à-dire tous les à-côté qu’induit l’état de marin : mobilité géographique, accès à internet…

Pour les officiers et officiers-mariniers, là où on leur demande le plus d’efforts, c’est entre 30 et 40 ans. Or, souvent, c’est aussi pendant cette période qu’ils bâtissent leur famille. Nous devons en tenir compte et trouver des solutions. C’est par exemple dans cet esprit qu’est menée la réforme de l’Ecole de guerre, qui constituait une véritable épreuve d’endurance pendant un an. L’objectif est de lisser la charge de travail sur plusieurs années ce qui permettra à certains qui reculaient devant cette charge de travail de faire l’Ecole de guerre car elle sera plus compatible avec le reste de leur vie.

Vous évoquez l’élargissement du recrutement vers les femmes. Qu’en est-il du niveau de féminisation de la marine ? Quels sont vos objectifs dans ce domaine ? L’expérimentation des femmes à bord des sous-marins est-elle concluante et peut-elle être étendue ?

Nous avons mis en place cette année un plan mixité. Nous visions 50% d’augmentation en 2030, soit passer de 14% à 21%, ce qui sera toujours moins que l’US Navy ou l’Armée de l’Air.

Concernant l’expérimentation sur les SNLE, quatre premières femmes ont navigué en 2018. Deux ont poursuivi et deux autres ont commencé cette année. C’est peu, nous avons en fait un manque de candidates. Il faut sans doute attendre que les pionnières parlent de leur expérience et suscitent des vocations.  J’en ai besoin.

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Propos recueillis à Paris par Vincent Groizeleau, © Mer et Marine, septembre 2019

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